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C’est le jeudi 11 avril 1901 à 3h30 de l’après-midi, que le petit Épiphane fait ses premiers pas. Il a maintenant 14 mois et comme on dit : « c’est le temps qu’il marche le petit maudit ». Ce sont des mots affectueux dans le langage populaire et toute la famille est présente pour admirer cet exploit. Depuis quelques temps il était toujours debout, se déplaçant d’une chaise à l’autre. Soudain il se tourna vers sa mère, assise dans sa grosse chaise à bercer le petit bébé dans son ventre, et fit les trois pas qui le séparaient d’elle. Ce fut un moment de grand enthousiasme. Jos, très fier, le prit dans ses bras et l’embrassa. Le bébé ressentait toute l’attention qu’on lui portait et d’un sourire vainqueur, il recommença ses petits pas en tombant plus d’une fois mais sans abandonner. Enfin le petit Épiphane marchait, une grande étape dans sa vie.

Vas-y Épiphane, marche.

Depuis son retour du bois la semaine d’avant, Jos est songeur. La petite ferme des Larouche en est une de subsistance et malgré les efforts, elle ne parvient pas justement à subvenir aux besoins de la famille grandissante. Jos ne pourra jamais l’exploiter convenablement. Seul homme de la maison, il a besoin de travailler à l'extérieur pour obtenir le minimum pour vivre. Et malheureusement, il a appris une mauvaise nouvelle. Monsieur Damase Jalbert a décidé de quitter le Lac Bouchette pour aller fonder son projet de pulperie à Saint-Georges-de Ouiatchouan. C’est son rêve cette pulperie et c’est le rêve de Jos d’y travailler mais il devra y déménager sa famille et abandonner la ferme. C’est une décision difficile à prendre.

Laisse passer un peu de temps

Après la création de la scierie du Lac Bouchette, monsieur Jalbert en a aménagé une autre d’importance ainsi qu’un village sur l’ancien poste de traite sur la rivière Manicouagan. C’est d’ailleurs ce petit village forestier qui est devenu la ville de Haute-Rive.

T'en rappelles-tu, Gisèle?

Son rêve d’ajouter une manufacture de pulpe à papier au Lac Bouchette n’a pas pu se concrétiser et il s’est tourné vers la rivière Ouiatchouan et plus précisément la chute Ouiatchouan. Ce nom amérindien signifie « rivière où l’eau tourbillonne ». Aujourd’hui, la chute est mieux connue sous le nom de « chute de Val-Jalbert ». Elle est située un peu avant Roberval et tombe dans la rivière qui continue son cours et se jette juste après dans le lac Saint-Jean. Avec une souscription de 150 000 dollars prêtés en majorité par des citoyens du Saguenay-Lac-Saint-Jean, la pulperie de Val-Jalbert est fondée.

Elle est belle, cette chute.

L’été qui s’amène est gris et pluvieux et pendant que le petit village de Ouiatchouan prend forme, Jos ne peut y prendre part parce qu’Anna va bientôt accoucher. Il élabore toutes sortes de plans mais rien qui peut se concrétiser. De toute façon, par la force des choses, il faudra que sa belle-mère laisse partir la ferme.

Le mois d’août est arrivé. Il fait beau. Le petit Épiphane, du haut de ses 16 mois, court partout dans la maison et même dehors. Anna a préparé son accouchement. La sage-femme a été prévenue, le parrain et la marraine ont été choisis. Le jour n’est pas encore levé, le 4 août, quand la sage-femme est appelée pour l’accouchement. Malheureusement, ça ne va pas bien et il faut aller chercher le médecin de toute urgence. Ce dernier finit par lui faire mettre au monde une petite fille bien en santé mais la pauvre mère saigne abondamment.

Pauvre petite Anna

Il n’y a pas de temps à perdre, pas pour la mère mais pour le bébé. Il faut absolument la faire baptiser pour ne pas qu’elle finisse dans les limbes, un monde surnaturel qui accueille les âmes des enfants non baptisés prises entre le ciel et l’enfer. À l’église de Saint-Jérôme, le prêtre Paul E. Lavoie a baptisé le jour même la petite fille d’Anna du nom de Marie-Anne. Jos a signé le registre ainsi que la marraine, Ernestine Couture, une cousine de loin du côté des Larouche.

Elle est sauvée des Limbes

De retour à la maison, Jos se désole de voir Anna dans un si précaire état. Elle est très affaiblie. La sage-femme fournit son aide précieuse et la mère d’Anna reste à ses côtés. Ernestine, la marraine, doit prendre son rôle très au sérieux et doublement car en plus du bébé naissant, elle doit s’occuper du petit Épiphane. Elle n’a que 17 ans mais prenant son rôle au sérieux, elle décide de rester à la maison et de servir de mère le temps de la convalescence d’Anna.

À tous les jours, le médecin vient visiter la malade. Elle s’affaiblit malgré les remèdes qu’il lui donne. Tout le monde est très inquiet. Jos est découragé. Encore une fois, on allume un cierge devant l’image de la Sainte Vierge tenant l’enfant Jésus dans ses bras et on fait des prières trois à quatre fois par jour. Malgré cela, Anna est à bout de forces et dans un dernier effort, elle relâche son dernier soupir le mercredi, 21 août, 17 jours après l’accouchement. Elle venait juste d'avoir 20 ans. Encore une fois, la prière n’a pas été exaucée. Jos est complètement abattu. Dans sa chambre, il pleure pendant des heures et dépassé par les événements, il est incapable de faire quoi que ce soit. Il voudrait mourir et rejoindre son amour.

Ce qu'il lui reste

Tout le village appréhendait la mort d’Anna. Tous les concitoyens aimaient ce jeune couple qui dégageait tellement de tendresse et que tout le monde voulait aider. Le croque-mort désigne deux femmes qui s’offrirent à préparer le corps. Elles s'empressent de réconforter la mère d’Anna et apaisent un peu le veuf éploré en prenant en charge le rituel des funérailles. Elles commencent par retirer les vêtements d’Anna au même moment que la cloche de l’église sonne le glas. Délicatement, elles lavent le corps avant de la revêtir de sa plus belle robe. Avec l’aide de d’autres bénévoles, on aménage le salon. Des planches de bois sont déposées sur deux tréteaux et on y dépose le corps d’Anna sur le dos. Les deux femmes entourent le visage avec une bandelette de coton pour garder la bouche fermée. Ensuite elles lui placent un chapelet autour de ses mains croisées sur son ventre. Un scapulaire autour du cou vient aider son âme à se protéger des flammes de l’enfer et à l’assurer de la protection de la Vierge-Marie. Finalement, on pose un crêpe noir autour de la porte de la maison pour signaler qu’à l’intérieur, une personne décédée est sur les planches.

Elle a maigri beaucoup

À partir de ce moment-là, les membres de la famille veillent au corps 24 heures sur 24, se relayant pour accueillir les visiteurs. À toutes les heures, on récite un chapelet au complet. Le lendemain, la famille de Jos arrive par le train et vient se joindre aux personnes endeuillées. Pendant que les gens se recueillent au salon, la table de la cuisine est garnie de sandwichs, de gâteaux et de thé par des concitoyennes solidaires de la famille éprouvée.

Le chapelet et les Je Vous Salue Marie

Après deux jours de veillée au corps, la cérémonie funéraire a lieu vendredi après-midi à l’église. Avant de former le cortège, on récite plusieurs prières et la dépouille d’Anna est transférée dans un cercueil, un simple coffre en pois de pin. Le croque-mort approche sa calèche et les porteurs y déposent le cercueil. Ils sont tous des membres de la famille. Du côté des Desmeules, on y retrouve David et Alexandre, les deux jeunes frères de Jos. L’église est décorée pour la circonstance et le cercueil est transporté jusqu’au pied de l’autel. La cérémonie religieuse se termine par la signature du registre. Jos est le premier à signer, suivi de son père Épiphane, deux témoins du côté des Larouche et finalement David et Alexandre.

Signature du registre

Après l’office religieux, le cortège se dirige vers le cimetière où le prêtre bénit la fosse devant la famille réunie. On y descend le cercueil d’Anna qui reposera à côté de celui de sa fille Evelina. Chaque membre de la famille dépose un peu de terre sur la tombe et fait son signe de la croix.

Anna rejoint Evelina

Jos comprend maintenant que son histoire d’amour est terminée. Sa peine est indescriptible. Il est maintenant veuf à 25 ans avec un enfant de 1 an et demi et un bébé naissant. À partir de ce moment-là, la petite Marie-Anne sera appelée Blanche-Anna.