2023-11-24-La grande histoire-Une évasion pulpeuse
Le 5 avril 1896, Jos fête ses 20 ans. C’est l’âge de la folle jeunesse et justement le printemps lui donne envie d’en faire des folies. La première qu’il a en tête est de partir de Valin. Il en a assez de la ferme et il a un sérieux besoin d’évasion et d’exotisme. Il a assez bien suivi les nouvelles et est au courant des développements industriels que monsieur Guay et monsieur Dubuc ont entrepris pour la région. C’est décidé, il ira travailler pour ces deux hommes d’affaires.
J'ai vingt ans, qu'est-ce que je fais?
J'arrête ou je continue?
(tiré d'une chanson de Plastic Bertrand)
Il discute de ses projets avec son père mais il n’obtient pas l’approbation qu’il souhaitait. Comme il est vraiment décidé de partir, il n’offre aucune alternative à Épiphane. Ce dernier comprend qu’il ne pourra pas le faire changer d’idée et il se résigne à accepter son départ, départ prévu en mai prochain. Il offre même à Thomas (son frère de 18 ans) d’utiliser pour la première fois la calèche pour aller reconduire Jos au quai de la traverse.
Calèche à 1 cheval et décapotable
C’est le 3 mai que Jos fait ses adieux à ses parents et au reste de la famille. Il monte à côté de Thomas qui secoue les rênes. Jos ferme les yeux et dans sa tête se forment des images :
Je ne m’enfuis pas, je vole.
Ma mère a fait comme de rien
Et mon père, démuni, a souri.
Ne pas se retourner,
S’éloigner un peu plus.
Mes promesses et l’envie d’avancer,
Seulement croire en ma vie.
Il y a la traverse et enfin Chicoutimi.
Extrait de la chanson « Je vole » de Michel Sardou, 1 janvier 1978 sauf la dernière ligne.
Chicoutimi-Nord, à l'époque où Jos quitte son village.
La dernière fois que Jos a pris le traversier, c’était pour l’arrivée du train à Chicoutimi il y a déjà 3 ans. Le traversier de l’époque était le Sainte-Anne mais il n’est plus en service. On doit se résigner à utiliser des chaloupes.
Le Saint-Anne n'a pas toffé longtemps
Il débarque à Chicoutimi, au Bassin, et avec sa poche de linge sur son dos, tout comme son père l’a fait avant lui. Il se dirige sur la rue Racine pour aller prendre une chambre à l’hôtel Martin. Son budget est modeste mais il n’est pas pauvre. D’un esprit économe, il a conservé une bonne partie de ses gages pendant son travail comme « raillayer » sur la voie ferrée. Il compte bien se trouver un emploi rapidement. En attendant, pourquoi ne pas profiter de cette vie de luxe dans une chambre d’hôtel et de visiter cette grande ville. On n’a quand même pas tous les jours vingt ans. Qui n’a pas décidé dans sa belle jeunesse de rompre les liens familiaux et de parcourir le monde?
Le quai de la traverse à Sainte-Anne
L'arrivée au Bassin, à Chicoutimi.
L'hôtel Martin, à l'époque.
Son flair lui dit qu’il pourrait aller travailler à la pulperie que Guay et Dubuc projettent de construire sur la rivière Chicoutimi. Il ne tarde pas à retrouver Ludger, son ami avec qui il a travaillé sur le chemin de fer. Avec leur complicité, leur hardiesse et leur volonté de travailler, ils réussissent à se faire embaucher par un « jobbeur » pour le défrichage du secteur de la rivière où sera construite l’usine de pulpe. Les deux amis se trouvent une chambre et pension chez madame Tremblay qui tient un magasin sur la rue Sainte-Anne. Aujourd’hui, on y retrouve le restaurant Pizzapro. Il n’est qu’à trente minutes à pied du futur site de l’usine en contournant la scierie Price.
Elle est où ta chambre, Jos?
Le travail consiste à faire une coupe à blanc des arbres sur les bords de la rivière Chicoutimi, un peu plus haut que le pont du chemin de fer. D’ailleurs, à chaque fois que le train passe, Jos ressent un pincement au cœur en entendant le bruit de la vapeur de la locomotive : tchou, tchou. Et que dire du sifflet qui lui envoie un étrange signal, un signal d’évasion, un signal de découverte. Les journées sont longues et le travail est très physique. Jos joue du godendart avec Ludger avec énergie et bonne humeur.
Tchou, tchou, un signe d'évasion.
Pendant ce temps, on parle beaucoup d’élections au fédéral et pour cause, un canadien français est en lice pour devenir premier ministre du Dominion, le Canada. C’est Wilfrid Laurier et s’il est élu, il deviendra le premier canadien français à occuper le poste de premier ministre du Canada. Et justement, il est élu le 11 juillet, poste qu’il conservera pendant quinze ans. Il est avocat et son diplôme vient de l’Université McGill. Il parle très bien le français et l'anglais car son père fait partie d’une minorité qui sait compter, écrire et parler en français et en anglais. Comme son père lit Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, il est un fervent démocrate et déteste les anglais et tous leurs licheux de cul.
Wilfrid Laurier, fraîchement diplômé
de l'université McGill,
licheux de cul de la reine Victoria.
Pourquoi parler de son père de cette façon? C’est parce que Wilfrid, même si au début de son parcours politique il partageait les idées paternelles, il devient vite un licheux du cul de la reine. Laquelle? Victoria, ben voyons. D’ailleurs, quand le Canada est devenu un Dominion de l’Angleterre en 1867, jour de la confédération, il ne le conteste nullement et même, il décide de s’y rallier définitivement. Un siècle plus tard, c’est Pierre Elliot Trudeau qui fera à peu près la même chose.
Pierre Trudeau, fraîchement diplômé
de l'université de Montréal,
licheux de cul de la reine Elisabeth.
Un an après son élection, on fête le 60e anniversaire de royauté de Victoria. Cette fête s’appelle un jubilé de diamant et Wilfrid en profite pour rappeler à Victoria toute son affection pour la Couronne britannique. Charmée comme le corbeau de la fable de Lafontaine, elle lui confère le titre de chevalier et à partir de ce moment, il est maintenant appelé « Sir » et son épouse par « Lady ». Comme c’est touchant. C’est sa face qu’on voit sur les billets de banque de 5 dollars, un beau bill du Dominion comme dirait Séraphin. En tout cas, Jos n’a pas voté pour lui parce qu’il n’avait pas encore 21 ans et sa sœur Léa non plus âgée de 21 ans parce que c’était une fille.
Wilfrid a vieilli et le billet aussi
Aparté : Histoire du pont Victoria à Montréal
Étant donné que les licheux de cul de la reine Victoria ont voulu l’honorer en donnant sont nom à un pont, il est à propos de connaître un peu l’histoire de ce pont situé à Montréal.
Le pont Victoria, aujourd'hui.
D’abord, c’est le premier pont construit sur le fleuve Saint-Laurent. Les travaux se sont déroulés en cinq ans de 1854 à 1859, soit un siècle après la perte de notre pays aux mains des envahisseurs anglais sur les plaines d’Abraham. À cette époque, le pont était un long tube de 2,7 kilomètres réservé au chemin de fer. C’était le premier lien qui reliait l’île de Montréal à la terre ferme. Après le deuxième lien, il y a eu le troisième lien et le quatrième et ainsi de suite. (Pauvre ville de Québec). C’était le plus long pont ferroviaire au monde et était considéré comme la huitième merveille du monde.
Le pont Victoria à l'époque
La conception tubulaire était bonne pour les trains à vapeur de l’époque mais quand le charbon a remplacé le bois, la fumée est venue endommager la structure d’acier et que dire des passagers. En 1897, on décide de faire des travaux majeurs pour remplacer le tube par un tablier à poutres en treillis. En décembre 1898, les travaux prennent fin et le pont devient le « Victoria Jubilee Bridge » pour souligner les 60 ans de règne de Victoria. Une plaque signalétique est toujours visible à l’entrée du pont du côté de Montréal. Aussi, pendant les travaux, on a élargi le pont pour accueillir une ligne de tramway. (Pauvre ville de Québec).
La fameuse plaque dont l'année 1897
est écrite en chiffres romains
Un tramway, en plus.
Fin de l’aparté
L’automne arrive déjà. Jos est mis à pied. Le projet de la pulperie n’avance pas aussi vite qu’il le devait. Des rumeurs courent à l’effet que la compagnie Price met des bâtons dans les roues dans le projet des deux canadiens français. Jos n’y comprend pas grand-chose et laisse les commérages à d’autres. Il est plutôt préoccupé par la recherche d’un autre travail.
Certainement un bâton de la scierie Price
Malgré tout, il a appris beaucoup de choses sur l’industrie de la pulpe. La première chose, c’est que le papier du journal est fait avec du bois. Ben voyons donc, il ne savait même pas ça. Normal, personne ne sait quelque chose avant de l’avoir apprise. Il apprend aussi que le bois doit être déchiqueté pour arracher les fibres et en faire une pâte. Ce procédé se fait avec des meules (c'est son nom, tiens donc) et c’est ce qu’on appelle de la pâte mécanique. Et pourquoi on veut faire de la pâte avec les arbres de notre région? C’est parce qu’on veut du papier journal le plus blanc possible et nous avons la forêt pour ça car elle regorge d’épinettes noires. C’est un drôle de paradoxe.
Épinette noire pour du papier blanc
Ce que Jos n’a pas appris c’est que monsieur Joseph Dominique Guay, le big boss, avais fait venir le président de la Canada Paper en juin dernier pour lui montrer le site de la pulperie. Le monsieur semblait très intéressé et c’est pour ça que, confiant dans son projet, monsieur Guay avait commencé les travaux de préparation. Mais, on ne sait pas pourquoi, le président s’est viré le cul à la crèche et a refusé d’y participer. C’est alors que monsieur Guay décide de prendre les choses en main et fonde la Compagnie de Pulpe de Chicoutimi (CPC). Malheureusement pour Jos, le projet devra attendre l’année suivante.
C'était une belle crèche.
Il n'aurait pas dû lui tourner le cul.
Qu’à cela ne tienne, Jos va prendre le train pour Metabetchouan pour trois raisons. Premièrement, il a entendu parler de monsieur Damase Jalbert qui veut ouvrir lui aussi une pulperie au Lac Bouchette. Deuxièmement, sa tante Exarine, la sœur de son père, celle qu’il affectionne particulièrement, demeure à Metabetchouan et elle a promis de l’accueillir. Troisièmement, il veut faire un tour de train.
C’est comme ça qu’à l’automne, Jos prend la décision de se rendre au lac Saint-Jean. Pour bien s'imprégner de son projet, il se rend à la gare de train de Chicoutimi. Il est euphorique. Le sourire dans la face, il scrute le paysage en direction du lac. Un peu plus tard, pendant qu'il fait des rêves tout éveillé, il voit la fumée et la vapeur du train qui s’approche de la gare. Même s’il est un peu inquiet, il sait qu’il doit vivre ses rêves et foncer vers l’aventure.
Jos, à la gare de Chicoutimi, attendant le train, sourire dans la face.
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