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2022-01-21-La grande histoire – Après les fêtes, Épiphane traverse le Saguenay

Tout allait bien pour notre jeune Épiphane de 19 ans. Il avait bien du plaisir à sortir le dimanche avec les gars du moulin surtout pendant la belle saison. À la fin de l’été, il s’est aperçu que les bateaux étaient moins fréquents à venir se charger du bois de pin fraichement scié. La rumeur voulait que l’Angleterre en ait moins besoin. Mais ça, ça ne l’inquiétait pas pantoute; il y avait encore beaucoup de billots à scier.

 

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La cour à bois est vide, on voit bien que ça va pas bien.

 

 

À la fin de septembre de cette année 1871, on apprend la mort de Louis-Joseph Papineau survenue le 23 plus précisément. Épiphane ne comprend pas pourquoi tout le monde s’énerve. « Ça prend pourtant pas la tête à Papineau pour comprendre ça », lui dit son foreman en souriant. « Voé-tu, c’est Papineau qu’y était l’chef des Patriotes. C’est une gang qui ont faite la rébellion contre les anglais du Haut-Canada. Mais les gars sont faites pognés par les soldats anglais pis y ont été pendus. Papineau s’est sauvé aux états. Ça jouait dur dans c’temps là. La reine endurait pas une maudite révolution, ni icitte ni ailleurs dans le monde. Victoria est roffe en maudit. Quand les rebelles se faisaient pogner, à les punissait sévèrement : torture,  pendaison, exil, pis ben souvent, à saisissait leurs terres. La tite-grosse est maline. »

 

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Le grand Louis-Joseph Papineau

 

 

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La tite-grosse maline

 

 

Épiphane a décidé de filer doux, surtout que le big boss, c’est un anglais qui a l’air de ben aimer la reine Victoria. Au mois de novembre, monsieur David Price, le big boss justement, a décidé de clairer du monde parce que la business va pas ben. La rumeur était bien vraie. On ne veut plus du bois du Saguenay. Épiphane est sûr d’être renvoyé mais non, son foreman lui dit qu’il le garde pour aller bûcher encore cet hiver. Après on verra. Tant mieux parce que sans ça, il aurait fallu se trouver une maison pour aller vivre. Malgré tout, la saison du bois est repoussée en janvier : ça ne sert à rien de couper du bois si on ne peut pas le vendre; mieux vaut passer les fêtes en ville.

 

 

Un des amis d’Épiphane, Émile Côté, l’invite pour le réveillon de Noël et la soirée du Jour de l’An. Il avait parlé de lui à sa mère et elle lui a répondu qu’il n’était pas question qu’on laisse un orphelin tout seul au moulin. C’est avec une grande fébrilité qu’il se présente le soir du 24 dans la maison du père Théodule sur la butte à côté de la scierie (coin rue Taché et Saint-Paul). Ça sent bon là-dedans. Tout le monde se prépare pour la messe de minuit.

 

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La maison du père Théodule

 

 

Vers 11 heures du soir, le bedeau Napoléon Laforge sort de la sacristie, s’approche du gros pin auquel est suspendue la grosse scie ronde donnée par les Price. Il empoigne un rondin de merisier et, à coups redoublés, fait résonner la lame, le seul gong disponible en attendant une meilleure cloche. Le son se réverbéra de chaque côté de la rivière aux Rats, appelant les colons à la messe de minuit.

 

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Le gong du moment

 

 

La chapelle se remplit lentement et on entonna un vieux chant de Noël : « Ça, bergers, assemblons-nous ». L’accordéon de Tancrède Simard soutenait les voix éraillées et rugueuses. Une douce et triste nostalgie s’envole du cœur gonflé d’Épiphane vers son foyer de Saint-Agnès.

 

Après ces moments de tristesse et aussi d’allégresse, il faut le dire, c’est le réveillon qui occupait tous les esprits. Épiphane se sentait vraiment joyeux de retourner à la maison de son ami Émile. Les arômes provenant de la cuisine lui réchauffa immédiatement le cœur. Durant la journée, sa mère et ses sœurs avaient préparé un succulent ragoût de lièvre, de perdrix et de cochon. Tous les convives s’attablèrent autour de la grande table. Une autre petite table d’appoint avait été montée pour les enfants. On s’offrit même un petit verre de sherry pour se souhaiter un joyeux Noël et célébrer la naissance du Christ rédempteur.

 

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Y'a ben du monde

 

 

La nuit s’est poursuivie dans la joie et les rires. Épiphane n’a jamais pu retourner au camp de la compagnie. Il s’est endormi dans la grosse chaise malgré le brouhaha des chansons et du violon.

 

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Non, ce n'est pas Épiphane.

C'est un de ses arrières petits-fils

et la grosse chaise est appelée cômeuse.

 

 

Au jour de l’an, on l’a invité encore une fois pour le souper et les festivités. Quand madame Simard l’a vu arriver, elle a oté son tablier et lui a dit : « Mais entre donc, voyons pis va te dégrayer. Après le souper, y’a une veillée ». Le repas est copieux encore une fois. Le père Todule a tué une oie et une dinde pour l’occasion. Avec des attakas, c’est le meilleur des repas. Après la boustifaille, on roule tapis du salon. De la visite s’amène et on monte en haut coucher les enfants, cinq par lit, faut les tasser. Quand ils sont tous endormis, on ferme la porte sans bruit. Pour ceux qui prennent un p’tit coup, il y a du caribou et quand on est bien réchauffé, on s’invite pour danser. Les violons sont accordés, les musiciens tapent du pied.

 

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On se bourre la face

 

C'est Phidème qui va câller le premier set de la veillée. Le set carré, qu’on appelle aussi le quadrille français, est dansé par quatre couples formant un carré ou deux couples quand la piste de danse est trop petite. Les personnes doivent danser l’ensemble des figures qui composent la danse. Le câlleur, c’est le meneur de la danse, le « di d’gé ». Il « crie » les figures que les danseurs doivent exécuter.

 

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Pis swing la bacaisse dans l'fond d'la boîte à bois

 

 

Mais c’est épuisant cette danse et pour reposer les danseurs un peu, le câlleur demande une ronde. Dans une ronde, les danseurs forment un cercle en se tiennent par les mains. En plus de danser ensemble, le groupe chante la plupart du temps. Et c’est de là que vient l’expression : « empêcheur de tourner en rond ». Ça signifie : « Une « personne qui empêche les autres de faire ce qu'ils aiment, d'être gai, d’avoir du fun ». Autrement dit, un emmerdeur, un rabat-joie, un trouble-fête.

 

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Une petite ronde

 

 

Déjà 5 heures du matin. La veillée tire à sa fin. Épiphane est épuisé mais il est bien réveillé. Il remet son capot, ses bottes et son chapeau, prend une tite shotte pour la route et s’en retourne en titubant légèrement à son camp.

 

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Va te coucher, t'es chaud


 

Après la fête des rois, les bûcherons montent dans le bois pour un bon trois mois. Il faut couper des pins pour le moulin et pour avoir des gages. La tempête a passé : deux jours à neiger. Il faut se rendre en haut de la rivière Chicoutimi presqu’au lac Kénogami. Les pins se font plus rares et le travail est difficile.

 

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On va bûcher

 

 

Il faut dégager la base de l’arbre enfouie sous cinq pieds de neige et le couper à 20 pouces du sol. Il faut l’ébrancher à la hache alors que l’arbre est immergé dans la neige folle. Une autre équipe vient avec les chevaux pour tirer les billes sur les « roll-ways » au bord de la rivière. C’était des grosses journées de travail et très physique. Le lendemain, il fallait chercher les chemins tracés la veille disparus sous la nouvelle neige. On maniait plus souvent la pelle que la hache.

 

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Un "roll way"

 

 

Épiphane, le père de mon grand-père Joseph, lui-même le père de mon père Ti-Jos est un bûcheron du godendart. Ces gars-là partent du « campe » le matin aussitôt que la clarceur se pointe et ils se débattent dans la neige jusqu’à la ceinture, le linge trempé de sueur et de neige fondante tombée des arbres. À la brunante, la journée de travail se termine.

 

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De père en fils sur le godendart

 

 

Un jour, le printemps arrive et le soleil se fait plus ravigotant. Les billots sont poussés dans la rivière et partent à la flotte vers leur destination finale : le moulin à scie. Épiphane n’est pas draveur et son travail se termine là. Il retourne au moulin où il sera plus utile pour remettre la scierie en opération.

 

Nous sommes en 1872. C’est une belle année pour notre aïeul. Il vient d’avoir vingt ans au printemps. Il sait que tout lui est permis et tout lui est possible. C’est le temps de foncer dans la vie et chercher l’aventure avec un grand A. C’est au début de juin qu’elle se présente à lui.

 

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Le bel âge

 

 

Le grand A, c’est Alexandre Maltais. C’est qui lui? Je vous le présente dans ce petit préambule :

 

Lorsque la Société des Ving-et-Uns est venue dans le Bas-Saguenay pour couper du bois et coloniser le pays, il y avait un certain François Maltais, un des vingt-et-un.  William Price, anglais de souche, avait trouvé le moyen de s’enrichir en baillant les fonds nécessaires à la Société. Par la suite, il a réussi à racheter tous les moulins de la dite Société par des manipulations un peu douteuses. On peut dire que les Vingt-et-Uns se sont faits fourrés par une tête carrée.

 

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Je ne suis pas certain que c'est une tête carrée

mais il en a fourré plus que vingt et un

et ça j'en suis certain

 

 

Malgré tout, François avait déjà fait sa fortune. Lorsque William Price s’est associé avec Peter McCleod pour construire un moulin à scie à la rivière du Moulin, Alexandre, le fils ainé de François, et sa femme Justine Boivin (on la connait, celle-là), ont déménagé de la Grande-Baie à Chicoutimi, vers 1848, pour travailler avec la famille Price tant à la rivière du Moulin qu’au Bassin de Chicoutimi. Ils y ont fait baptisé dix enfants et les ont élevés jusqu’en 1867, Justine enceinte du onzième au moment où Alexandre a acquis une grande terre à bois achetée de la famille Price. Comment? Lorsque le père William est mort, en cette même année, des suites de morsures de chiens, à ce qu’on dit, les frères héritiers de Price père, ont dû se départir de certaines propriétés au profit d’Alexandre Maltais.

 

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Année de la confédération du Canada,

Année de la mort de William Price,

Année de l'achat d'une propriété par Alexandre Maltais,

Année du brevet d'invention de la dynamite par Alfred Nobel (pas de prix Nobel et pas rapport).

 

La compagnie Price ne va pas très bien par les temps qui courent. On le sait, la demande pour le bois de sciage est en déclin. C'est pourquoi, en tant qu'ancien gestionnaire des Price, Alexandre Maltais est venu à la scierie pour fournir quelques conseils à ses « brothers », lui qui a longtemps travaillé à cette scierie. Il faudra réduire la production de façon drastique et se départir de plusieurs employés.

 

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Ça va faire un gong de plus pour l'église

 

 

Épiphane n’y échappe pas mais quelquefois une infortune nous procure des avantages. Alexandre ayant appris les qualités de bon travailleur d’Épiphane, le rencontre et lui propose de venir travailler pour lui sur sa propriété. Il a besoin d’aide pour bûcher le bois et défricher la terre. C’est sans hésitation qu’il accepte et avec enthousiasme, il pose cette question à monsieur Maltais : « C’est où qu’on va ?» et il lui répondit : « À Valin ». « C’est où ça ? ». « C’est d’l’aud’bord du Saguenay, pis on prend la traverse à 9h00 demain matin ».

 

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C'est tentant Valin

 

 

Tout va très vite. Épiphane fait le tour de ses amis pour leur dire adieu. Il ramasse ses affaires qui tiennent dans sa seule poche de bûcheron et se couche tôt pour être frais et dispos pour le voyage. Prendre le traversier pour aller de l’autre côté de la rivière, c’est une grande aventure, une autre…

 

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Le lendemain matin, Épiphane est sur le quai à l’embouchure de la rivière Chicoutimi au bout de la rue Montcalm. Monsieur Maltais arrive quelques minutes plus tard. Avec d’autres personnes, ils embarquent dans le chaland à Johnny Gagnon. Après avoir payé leur passage, 6 cents pour chaque adultes, les amarres sont larguées et la traversée à rames dure environ une demi-heure. Alexandre en profite pour montrer le cap Saint-Joseph à son jeune employé et lui expliquer qu’on est en train de reconstruire la croix en bois. La première avait été construite en 1863 pour préserver des accidents les gens qui traversent le Saguenay. C’est là que le grand feu s’est arrêté aussi. La croix était trop maganée et il fallait la renouveler.

 

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Dépêchez-vous de reconstruire la croix

 

 

Ils débarquent sur le terrain de John Guay du premier rang sur la rive nord du Saguenay. Une calèche les attend. C’est drôle mais je me sens chez-nous. As-tu fini de changer de place, arrière grand-père?

 

 



23/01/2022
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