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2022-01-06-La grande histoire – La banque à pitons et la messe

Encore une fois, à la fin de l'hiver 1871, Épiphane revient du bois avec ses frères d’armes. Aller bûcher dans le bois, c’est un peu aller à la guerre. Pendant l’hiver, il y a eu un mort et plusieurs estropiés. Ce qui se passe dans la forêt est peu raconté. Il y a trop de souvenirs difficiles. Les bûcherons se comprennent et parlent peu. Disons plutôt que ce sont des frères du godendart.

 

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Les bûcherons sont des frères

 

 

L’abattage des arbres était un travail physique et se faisait par équipe de deux bûcherons. Avec une hache, on faisait l’entaille dans le bas de l’arbre pour lui dire dans quelle direction il doit tomber. Ensuite on coupait l’arbre avec le godendart. Chacun des deux bûcherons tirait sur la lame de cinq pieds de long en agrippant la poignée de bois et en mettant une légère pression sur les dents de la lame. Ne jamais pousser la lame sinon elle plie et se coince. Le godendart a été utilisé par Épiphane mais aussi par son fils Joseph et son petit-fils Ti-Jos.

 

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De père en fils

 

 

Les bûcherons sont bien contents de revenir en ville. Beaucoup retournent auprès de leur famille. Épiphane, lui, est orphelin; son père est mort et sa mère vit à Saint-Agnès avec ses frères et sœurs. Il n’a que 19 ans et n’a pas d’endroit où aller vivre. C’est pour ça qu’il demeure au moulin de la compagnie. Sa famille, c’est les quelques compagnons qui partagent le camp de la compagnie Price. Tous, célibataires, ils travaillent à la scierie pour la compagnie. Ils sont bien contents de recevoir leurs gages après l’hiver. Et maintenant, ils recevront leur paye une fois par semaine.

 

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C'est même pas de la vraie argent ! Ouais, pis ?

 

Ce qui est drôle, mais pas tant que ça, c’est que la paye est versée en « pitons »Le père William Price vient du Pays de Galles en Angleterre. Il a emmené avec lui un système de troc qui est courant dans les mines de son pays d'origine alors que c’est interdit depuis 1831. Même après sa mort, la compagnie Price paie ses employés en «pitons» qu’on appelle aussi «grimaces». Il ne sont échangeables que dans les magasins de la compagnie. C'est aussi un moyen de garder la population captive : les gens ne peuvent ni quitter la région ni acheter des marchandises ailleurs que dans un magasin de la compagnie et c’est la compagnie qui décide des prix. La Price Brothers and Co. va finalement abolir ce troc en 1883, après de violentes grèves.

 

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C'est ti ça, un piton de monopoly ?

 

Je me rappelle quand on demandait quelques sous à maman, elle répondait : « Eille, chus pas la banque à pitons ». Et papa qui disait: "Eille, ça vaut pas une grimace". Ces expressions venaient directement de la compagnie Price. Comme il n’y avait pas encore des « bills du Dominion » , on utilisait alors les pitons. Les "bills du Dominion" ont été produits en 1868, juste après la nouvelle "confédération" et ils n'étaient pas d'usage courant chez les Price Brothers.

 

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Maman ?

 

 

Mais il n’y avait aucune mention de ces « pitons » dans les registres de la compagnie mais plutôt des  « Bons orders », « Bon account » et « Store orders ». Pour l'impression de ces bons, la compagnie importait un papier spécial d'Angleterre et c'est à Québec que divers imprimeurs, à tour de rôle, effectuèrent le travail. Je me demande si on n’aurait pas dû appeler ça les « Price Brothers papers »?

Je me rappelle aussi que les pitons, on appelait ça aussi des toquènes. C’est une autre expression qu’on utilisait : « Ça vaut pas une toquène.

 

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Yes sir, mister Price.

 

 

On peut se douter que le père William,  un anglais d’Angleterre venu exploiter sans vergogne autant les richesses naturelles du Québec que ses habitants, était détesté par une bonne partie de la population.  Alors qu’il faisait une promenade chez lui à Québec, il ne sait jamais douté qu’il serait attaqué sauvagement par une meute de chiens appartenant à ses voisins, l'évêque anglican George Jehoshaphat et le gouverneur général lord Monck, résidents de Spencer Wood qu’on appelle aujourd’hui le parc du Bois-de-Coulonge.

 

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La vraie maison de William Price située aux limites

de Québec et de Sillery, aujourd'hui disparue.

 

 

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Maison de lord Monck, aujourd'hui disparue.

 

 

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L'ex-maison de Bibiane, aujourd'hui pas disparue. 

 

 

Le pauvre William ne s'est jamais vraiment remis de l'assaut et meurt en 1867, l'année de la "Confédération", un an avant les "bills du Dominion". Depuis ce temps, les chiens se promènent en vainqueurs dans le parc du Bois-de-Coulonge.

 

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On est toujours les vainqueurs

 

 

En tout cas au moins, les pitons n’existent plus. Hein ? Que nenni ! Wal-Mart a été condamné au Mexique pour avoir versé une partie du salaire de ses employés sous la forme de bons d’achat utilisables seulement dans les supermarchés de la chaîne américaine. La constitution du Mexique pensait avoir mis fin à ces pratiques en 1917. Que faut-il en penser ? Que les Wal-Mart, les Price et tous les autres capitalistes, petits ou grands, ne sont jamais à court d’imagination pour mieux fourrer leurs employés.

 

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Capitaliste, va !

 

 

Épiphane travaille tout l’été à la scierie. Son environnement lui convient très bien. Il est logé, nourri et partage plein d’activités avec ses compagnons de travail. Quant on dit activité, à cette époque, c’est bien peu de chose. Comme les gars travaillent six jours par semaine, c’est le dimanche qu’activité prend tout son sens. C'est le jour du Seigneur, personne travaille et ça commence par la messe. C’est le prétexte parfait pour s’endimancher. Après son copieux déjeuner, Épiphane prépare sont linge du dimanche : pantalon propre, chemise blanche avec son collet bien empesé, la cravate (il n’en a qu’une), un sweater (le veston était trop dispendieux) et ses beaux souliers vernis. Fier de ses beaux atours, c’est avec soin qu’il met son chapeau tout neuf après avoir lissé ses cheveux bouclés.

 

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As-tu dévalisé la banque à pitons,

Épiphane ?

 Ah oui, le veston vient de Evan Price, ha, ha.

 

Avec deux ou trois autres de ses amis, ils se dirigent vers l’église. À pied, bien sûr, ils partent de leur camp situé à l’emplacement actuel (rue Montcalm) de la Société du Québec Du Canabis (SQDC) et se rendent près de la rivière au Rats où on a érigé une chapelle très modeste entre la Rivière du Moulin et le Bassin. De nos jours, la chapelle n’existe plus mais la rivière au Rats, oui. Elle se jette toujours dans la rivière Saguenay au vieux port entre la fontaine aux Baleines et la fontaine à Jean Tremblay, l’ex-maire. Les Rats dont on parle ne sont pas ceux de la mairie mais les rats musqués qui habitaient cette rivière. On ne voit plus la rivière car elle a été canalisée; seul son rejet dans le Saguenay est visible à marée basse en se penchant sur le bord du parapet.

 

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La rivière-aux-rats est un peu plus à gauche

 

 

C’était une très belle activité d’assister à la messe du dimanche. C’était comme d’aller assister à une pièce de théâtre avec les spectateurs dans la nef et les acteurs tous vêtus de leur costume de scène. On y faisait la rencontre des gens du village à l’affût de faire de nouvelles connaissances. La pièce de théâtre était toujours la même sauf quelques variantes dans les paroles qu’on écoutait que distraitement.

 

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Attention, ça va commencer.

 

 

Ainsi était le rituel. D’abord, retirer son chapeau et entrer dans la chapelle; tremper un doigt ou deux dans le bénitier et faire son signe de croix; s’avancer dans l’allée centrale et repérer la ou les personnes avec lesquelles on veut fraterniser. Dans le cas d’Épiphane, il cherchait la jeune fille aux gants blancs et au petit chapeau à fleurs qui susciterait le péché d’impureté. Peut-être pourra-t-il faire sa connaissance à la sortie de la messe sur le perron? Une fois dans sa mire (l’or n’étant pas accessible et l’encens viendra bien tantôt), il s’arrête à la hauteur du banc convoité et, d’une génuflexion, il signale aux autres son intention de s’assoir drette là.

 

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Tu rêves là, Épiphane.

 

 

Les acteurs font leur entrée sur scène : le prêtre avec son costume sacerdotal et ses deux servants dont le surplis blanc contraste bien avec la soutane noire fermée autour du cou par le col romain en coton. On a juste le temps de les reconnaitre car ils se tournent le dos aux fidèles pour faire le signe de la croix. De sa voix chantante, le prêtre déclame : « In nomine patris, et filii, et spiritus sancti ». Et les spectateurs se permettent de répondre : « Amen ». Ensuite s’enchaineront diverses paroles comme « Kyrié Eleisson », « Suscipiat dominus sacrificium de manibus tuis », « Et salutáre tuum da nobis », « Dominus vobiscum », « Et cum spiritu tuo », « Oremus », et j’en passe. C’est du latin et seul le prêtre comprenait cette langue et encore, je n’en suis pas sûr. Peut-être que Côme ...

 

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J'ai pas compris et je ne suis pas sourd

 

 

Pendant ce charabia, on fermait les yeux mais pas toujours pour se recueillir. À l’homélie, on espérait un scandale pour se réveiller mais souvent c’est l’Eucharistie qui remettait tout le monde en vie. Lorsque le prêtre donnait le signal du départ par un « Ité missa est », la foule quittait le lieu de culte par un tonitruant « Gratias agimus Deo ». Et tout le monde se rencontrait à la sortie de la chapelle pour discuter, faire des rencontres, se donner les dernières nouvelles, fraterniser quoi.

 

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Elle est où, la fille au gants blancs ?

 

 

Parlant de fraterniser, quoi de plus populaire, après la messe, que d’aller prendre un petit coup de « guildive ». C’est certain qu’Épiphane, à 19 ans, n’a pas le droit de prendre de l’alcool mais la jeunesse c’est fait aussi pour enfreindre les lois. De retour au camp, les gars prenaient du pain, du fromage et des pâtés à viande pour aller faire un petit pique-nique sur le bord de la rivière Chicoutimi, en haut des rapides, un peu plus haut que leur turbine Francis, juste en arrière de la maison des Simard d'aujourd'hui.

 

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Encore un peu plus haut, les gars.

 

 

On prenait de la bière, c’est sûr, mais une tite shotte de guildive, ça réchauffe le canayen. La guildive est un rhum venant des Antilles françaises. C’était assez populaire car nos colonisateurs français en importaient facilement. La bière était très populaire aussi car nos colonisateurs anglais en produisaient facilement. On pense à Molson, la grosse compagnie de bière de Montréal. Pourquoi vous pensez que la grosse bière est un trait caractéristique des gens de Saguenay? C’est parce que c’est Molson qui a introduit les premières bouteilles de verre "pint bottles". « Pint » est le mot anglais qui veut dire chopine et correspond à 20 onces ou 568 millilitres. Ça fait que si quelqu’un commande une « pinte » de bière aujourd’hui, il recevra une « pint » et non une pinte parce qu’une pinte c’est à peu près 1 litre. En France on commande un "demi" qui correspond à 500 millilitres ou la moitié de 1 litre. Au Saguenay on commande une "grosse" qui correspond à 710 millilitres ou 25 onces. Les gars ne prenaient pas rien que de la Molson, il y avait d’autres bières faites au Québec comme la Sleeman, la Boswell et la fameuse Dow.

 

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Une "pint bottle", c'est 20 onces.

 

 

Quand Épiphane prenait de la Dow, savait-il qu’un de ses petits-fils, papa pour le nommer, en serait un amateur jusqu’à ce que la compagnie soit prise dans un scandale en 1965? Et le « wiss »? Non, ça, il ne fallait pas qu’il en prenne parce que le « wiss », c’est un whisky blanc, un alcool fort. C’était populaire au carnaval pour faire le « caribou », un mélange de 3 parts de Saint-Georges et 1 part de « wiss ». Ça rend l’homme semblable à la bête et souvent le fait mourir.

 

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Encore une autre de vide

 

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Ne pas confondre le wiss avec

l'Aquavit ou l'Aquavelva

 

 

Épiphane continue sa vie à Chicoutimi mais le destin l'amènera de l'autre côté de la rivière Saguenay. C'est là que se trouve le berceau de ma fratrie et beaucoup de mes cousins et cousines. Mais il n'y a même pas de pont. Comment fera-t-il pour se rendre à Sainte-Anne? C'est ce que je vais vous raconter dans le prochain chapitre.

 

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06/01/2022
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