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2021-12-07-La grande histoire – Le Grand Feu

Ça fait déjà un mois qu’Épiphane travaille au moulin des Price, comme on le dit maintenant après la mort du paternel. C’est le mois de mai et il fait chaud. C’est une vraie canicule. Aujourd'hui on parlerait de bouleversements climatiques causés par la pollution. Sauf que personne ne connait ça la pollution. Un peu plus haut sur la rivière, avant la deuxième chute, Épiphane va avec ses amis du moulin pour aller taquiner la truite. C’est toujours bon pour le déjeuner. Ils en profitent pour faire une saucette, histoire de se rafraichir et de se laver le zouin-zouin.

 

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Ça décrasse le zouin-zouin

 

 

Il fait chaud, chaud, chaud. Vraiment on n’a pas vu ça depuis longtemps. Depuis lundi la chaleur nous est tombée dessus. Après trois jours de chaleur extrême, les travailleurs n’en peuvent plus. Pendant la nuit, il est tombé une petite pluie. On sent que le vent tourne. Il y a de l’espoir. Malheureusement, c’est le désespoir qui survient en ce jeudi, 19 mai 1870, une date qui restera gravée dans la mémoire de nos grands-parents.

 

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Beau jeu de mots, mon pingouin.

 

 

Avertissement

 

Le récit qui suit comporte des descriptions difficiles à supporter pour les âmes sensibles.

Aucune allusion humoristique ne sera faite... ou si peu.

 

 

Le Grand Feu, puisqu’il faut l’appeler par son nom, a commencé près de la Rivière-à-l’Ours, à Saint-Félicien. Le printemps avait été hâtif si bien que déjà toutes les semailles étaient faites. Les colons pouvaient alors défricher la terre. Dans cette activité, il faut faire des feux d’abattis pour brûler toutes les branches et les souches des arbres abattus. Avec prudence, on évitait le brûlage les jours où le vent était fort.

 

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Attention, chaud devant.

 

Justement, ce matin-là, très trop, il ne vente pas et pendant la nuit, il est tombé une légère pluie rassurante. On allume les feux mais quelque temps plus tard, sans s'y attendre, une bourrasque de vent venant de l’ouest, rend les feux incontrôlables très rapidement. En quelques instants, le feu gagne la forêt et le vent se met à souffler de façon continue. Ça n’a pas pris une demi-heure que tout l’ouest du lac Saint-Jean était en flammes. Les arbres se tordent dans la forêt. Les maisons s'écroulent. Les animaux, épouvantés, courent dans les champs, se précipitent dans les lacs et les rivières, se blottissent dans les fossés, là où ils croient trouver refuge.

 

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Tout brûle !

 

 

C’est à une vitesse de 20 kilomètres par heure que le feu ravagea toute la région, de Saint-Félicien jusqu’à Grande-Baie. Pour comparer, c’est la vitesse d’un cheval au galop. Le feu a duré 7 heures. Il a tout détruit : forêt, maisons, bétail et aussi quelques vies humaines. Le bilan est apocalyptique.

 

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Tous les village du lac Saint-Jean y passent.

Toute la forêt entre le lac Kénogami et la rivière Saguenay brûle.

 

 

Chacun fera ce qu’il peut pour sauver sa famille et ses biens. Pour les biens, oubliez ça, c’est peine perdue. Il ne reste qu’une seule solution pour les habitants de ne pas brûler vif: l’eau.

 

À Saint-Félicien, où tout a commencé, des gens atteignirent la rivière Ashuapmushuan, se jeterent sur une barge qui s’y trouvait et se hâtèrent de gagner le large, car déjà, le feu léchait les abords de la rivière. Un habitant de Pointe-Bleue, a sauvé les onze membres de sa famille sur un arbre flottant au bord du lac. Pendant quatre heures, il arrosa sa famille, lui-même était obligé de se plonger fréquemment dans l’eau pour ne pas brûler. À Roberval, le maire de la municipalité sauva sa famille sur un arbre flottant, perdant tous ses effets par ailleurs.

 

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Détresse !

 

 

On attribua la sauvegarde de l’église de Roberbal, à l’abbé Prime Girard, qui pria, derrière le presbytère, vêtu de ses habits sacerdotaux. Est-ce vrai? Il faut avoir la foi.

 

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Est-ce vrai, monsieur l'abbé?

 

 

À Chambord, le Grand Feu emporta 5 personnes, toutes mortes réfugiées à l'intérieur d'un caveau. Chez nous, à Laterrière, un survivant racontait que ses parents l’ont mis dans le four a pain, dehors, et eux sont allés dans la rivière près de la maison et il a survécu. Est-ce vrai? Il faut avoir la foi. À Chicoutimi, on raconte que le feu aurait épargné les installations des Price, au bassin. Plusieurs témoins rapportent que, voyant l’élément destructeur se rapprocher, le curé Dominique Racine aurait empêché la propagation des flammes qui menaçaient le moulin et d’importantes quantités de bois près de la côte de la Réserve. Le curé a dit : “Pas ça, pas ça. Le feu ne passera pas ici”. Et il a marché autour de la propriété et feu s’est arrêté là. Est-ce vrai? Il faut avoir la foi.

 

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C'est sûrement la main de Dieu

 

 

Partout, il y a eu des épisodes de survie. On ne compte plus le nombre de familles qui, pendant que leurs maisons s’envolaient en fumée, étaient dans les rivières, lacs, marécages, accrochées aux branches, ou sur des radeaux de fortune, s’arrosant les uns les autres pour ne pas périr. Plusieurs passèrent la nuit, cachés dans les caveaux à patates, en prière. En ces temps de piété extrême, beaucoup clouaient un crucifix à leur maison, ou plantaient une croix vite faite, espérant que Dieu les épargnerait. On priait, à haute voix avec, serré contre soi, le premier objet sacré trouvé.

 

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Même les médailles sacrées brûlent

 

 

Le même scénario se vit tant à Chicoutimi qu’à Grande-Baie. Rendu à Alma, le feu ravage autant la rive sud que la rive nord de la rivière Saguenay. Mais à rendu à Sainte-Anne, la divine Providence agit. Le village de Sainte-Anne, à cette époque, était situé dans le canton Tremblay lui-même inséré entre le canton Simard vers Terres-Rompues et le canton Harvey vers Saint-Fulgence. Le gros de la population vivait sur la rive nord du Saguenay entre le cap Saint-Joseph et le cap Saint-François. Le feu faisait rage dans les rangs en haut du village détruisant toutes les maisons. La population est descendue au village se rassemblant au magasin de monsieur Petit. Deux hommes se sont rendus chez le curé François-Xavier Delage et l'ont supplié de sauver le village.

 

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C'est bien lui, je le reconnais.

 

 

Le curé, n'écoutant que son courage, leur a dit de rassembler tout le monde et d'aller à l'église. Ils sont tous partis en procession. Le curé portait le Saint-Sacrement, c'est-à-dire, l'ostensoir qui contient la grosse hostie. La procession s'est rendue sur le cap Saint-Joseph, justement où est la croix de Sainte-Anne. Soudain, une rafale de vent provenant de l’est repoussa le feu provenant de l'ouest. Le feu a saisi et s'est mis à tourbillonner  et à monter en l'air. Est-ce vrai? Il faut avoir la foi.

 

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Avant, elle était en bois.

Elle a arrêté le feu mais s'est sacrifiée.

On l'a refaite en fer.

 

 

Pas une maison du village n'a brûlé. Il était 6 heures du soir mais vers 10 heures il y a eu comme un éclair : c'était le cap Saint-François qui prenait en feu, sautant par dessus la paroisse de Sainte-Anne.

 

Quelques années plus tard, Sainte-Anne, la patronne des navigateurs, a été proclamée également patronne de la province de Québec en 1876 par le pape Pie IX. La dévotion à Sainte Anne a toujours été présente lors de la colonisation de la Nouvelle-France. Maman a perpétué cette dévotion jusqu’à sa mort.

 

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On ne passe pas du coq à l'asne.

Sainte-Anne n'est pas une bourrique

 

 

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C'est pas drôle !

 

 

Ainsi donc, ce feu, qui n’a duré qu'une journée, a détruit une région presqu’en entier. On en fait le bilan suivant : la tragédie a fait sept morts et une centaine de blessés. Un peu plus de cinq cents familles ont perdu tout ce qu’ils avaient (ferme, récolte, animaux). Cent cinquante autres familles ont subit des pertes importantes. Ces familles représentent un tiers de la population de la région. Le feu a rasé une surface équivalente à trois fois et demie celle du lac Saint-Jean.

 

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Quelle désolation

 

Et après? Des enfants mangeaient la sève des arbres, des femmes confectionnaient des vêtements avec des restes de couvertures. Plusieurs erraient sur leur terrain, à la recherche de biens à sauver. On mangeait les animaux morts calcinés. On se présentait avec une moitié de barbe, ou sans chignon. Le nombre d’habitations restantes était de loin insuffisant pour loger tout le monde. Partout, on se construisait des abris de fortunes avec de l’écorce brûlée. Beaucoup se résignèrent à simplement se creuser un trou dans la terre calcinée, pour coucher femmes et enfants.

 

Et maintenant, que va-t-on faire? Nos arrière-grands-parents ont un devoir de survie. Ils décident de reconstruire. Pourquoi? Mais tout simplement parce qu’il le faut. Leur demande à l’aide porte fruit. Le Canada entier, le gouvernement inclus, est généreux mais la réalité est là : tout, ou presque, est à refaire. Les pertes monétaires du Grand Feu représentent douze fois celles des inondations du Saguenay en 1996. Aussi, et peut-être le plus important, une vague de générosité déferla sur les colons sinistrés, de la part de ceux qui avaient été épargnés. Ces gens, vivant déjà la pauvreté, donnaient ce qu’ils pouvaient. La privation était collective.

 

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C’est beaucoup grâce à l’influence du curé de Chicoutimi, Dominique Racine, que la région obtint de l’aide de partout. Son travail n’a pas été ignoré et il fut nommé premier évêque du diocèse de Chicoutimi en 1878. Il faut dire que son intervention religieuse devant le moulin Price a certainement aidé à son ascension. Son excellence a transmis son nom à l’école secondaire Dominique Racine où Robin, mon cousin, Côme, mon frère et moi avons fréquenté les Petits Frères de Marie.

 

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Elle a été rénovée un peu

 

Dans la même veine, le curé de Sainte-Anne, François-Xavier Delage, réussit à obtenir pour sa paroisse l'indulgence plénière le jour de la Toussaint et celui de l'Octave. Qui a levé la main? Trop jeune pour comprendre, hein? Je t’explique. Une indulgence, c’est un pardon pour un péché que tu as commis. L’indulgence plénière, c’est un pardon total pour ce péché. C’est comme en justice quand « tu as fait ton temps », c'est une remise de peine "pleine et entière" (plénière). Si c’était une indulgence partielle, ce serait une « libération conditionnelle ». Alors, le jour de la Toussaint, tu vas de confesser et le curé Delage te libère de tes péchés. Oui mais l’Octave, c’est quoi? C'est une période de huit jours qui suit une fête religieuse. Dans notre cas, tu as huit jours de plus que celui de la Toussaint pour te prévaloir d’un pardon absolu pour ton péché. Alors, profites-en.

 

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Profitons-en

 

 

À quelque chose, malheur est bon. C’est un proverbe qui peut s’appliquer même à un si grand malheur. À long terme, le Grand Feu a aussi eu des effets positifs. Curieusement les récoltes de l’automne 1870 furent parfois qualifiées de miraculeuses. Un autre effet positif est une accélération fulgurante du travail de défrichage. La forêt rasée a libéré des milliers d’hectares de terre arable. En plus la terre a été fertilisée naturellement par l’incendie. Ça permit des récoltes suffisantes à toute une population qui grandissait à grande vitesse. Et puis, les bleuets qui se sont mis à pousser partout. Les bleuets sont devenus le symbole de la région.

 

 

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Cueilleurs de bleuets quelques années après la tragédie

 

Je te félicite Épiphane. Je vois que tu as fais bien attention à ta descendance car je suis là. J’ai eu vraiment peur pour nous. Mais que t’est-il arrivé? Tu n’es pas trop brûlé?

 

Non, Épiphane s’en est bien sorti et il a travaillé comme un héros. Avec ses compagnons de travail, ils ont aidé beaucoup de gens à se réfugier à la rivière du Moulin. Ils les ont dirigés vers l’embouchure de la rivière et les ont mis à l’abri sous des barques renversées. Par chance, la zone de l’embouchure avait été tellement déboisée que le feu ne s’est pas attardé. Par contre, le moulin des Price a flambé. Heureusement, on a réussi à sauver des madriers et des planches qui étaient chargés sur une barge de transbordement. Ils réussirent à déplacer la barge qui glissa sur la rivière pour aller s’ancrer un peu plus loin sur la rivière Saguenay.

 

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C'est beau, les gars, on peut rebâtir.

 

 

Grâce à ce bois, les travailleurs du moulin ont réussi à faire des abris de fortune pour loger les pauvres gens. Ils travaillèrent sans relâche du début du jour jusqu’à la tombée de la nuit. Par la suite les bateaux en provenance de Québec commencèrent à arriver avec les vivres, les vêtements, les outils et tout ce qui permettaient aux familles de se remettre à l’œuvre pour rebâtir leur village. L’aide et la main-d’œuvre arriva en premier lieu de La Malbaie, mais aussi de l’Isle-aux-Coudres et de Baie Saint-Paul. C’étaient souvent des parents qui venaient prêter main forte à leurs enfants, ou frères, ou sœurs, ou amis même.

 

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Un vapeur qui arrive de la Malbaie accoste au quai

en bas de la côte Salaberry.

 

 

Pour reconstruire, il fallait du bois. Épiphane a déjà du métier dans le corps et il ne tardera pas à le mettre à contribution. Il n'y a pas qu'un seul moulin à scie à Chicoutimi.

 

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07/12/2021
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