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2020-12-03-La grande histoire – Le père absent

Le petit bébé Épiphane est calme. Non pas qu’il soit chétif ou malade bien au contraire. C’est un grand gaillard. Si on avait pu le mesurer et le peser, on aurait inscrit 21 pouces et 9,5 livres. Mais ce n’est pas important. Il est fort, dort bien et est sans problème. Marguerite est comblée. Elle adore son nouveau rôle de mère.

 

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C'est un bon gaillard

 

Isaïe est souvent absent. Il n’était même pas là à la naissance d’Épiphane. Il préfère aller rêver au bord du lac Sainte-Marie tout près ou dans les bois. Pendant l’hiver, comme les autres hommes, il va travailler pour des jobeurs à Chute Nairme (aujourd’hui c’est Clermont). Non pas pour bûcher du bois, on s’en doute, mais c’est lui qui tient le camp. Il prépare les repas et fait le ménage. Il gagne sa pitance et la famille n’en demande pas plus.

 

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Carte de la région. On voit La Malbaie, Sainte Agnès et Clermont.

 

 

Lorsqu’Épiphane a deux ans, sa grand-mère Constance meurt. Encore une fois Isaïe n’est pas là. C’est le printemps et il est dans le bois. C’est le cycle de la vie car Marguerite tombe enceinte quelques mois après (après le bois bien sûr). Épiphane a trois ans et demi quand son petit frère Edmond vient au monde à la fin de l’été. Isaïe n’est toujours pas là. Mais où peut-il être?

 

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 Rien à ajouter, c'est le cycle de la vie.

 

 

Il est à la Malbaie pour passer quelques jours avec son père, veuf depuis un an, pour accueillir un bateau de guerre français. Eh oui, le drapeau tricolore français flotte un peu partout le long de la vallée du Saint-Laurent. On souhaite la bienvenue à la Capricieuse, une corvette de la marine française qui visite l’ancienne colonie d’Amérique du Nord. Aucun bateau français n’était venu dans le pays depuis près de cent ans, soit depuis la Conquête de 1759.

 

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C'est pas un drapeau, ça?

 

 

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C'est pas une corvette de guerre, ça?

 

 

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Ça c'est la corvette La Capricieuse,

C'est écrit en dessous.

 

 

L’idée n’est pas de reprendre la colonie. Non, non. C’est pour faire du commerce avec le Canada-Uni car voyez-vous, Napoléon III de France et Victoria d’Angleterre sont devenus amis pour combattre la Russie en Crimée. C’est ce qu’on appelle la guerre de Crimée. Alors les deux pays se sont mis d’accord pour venir profiter des richesses de notre pays.

 

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Des ti-namis.

 

 

C’est bien beau le commerce avec l’Europe mais on a des voisins au sud. Les américains, y l’ont l’affaire. Ils veulent faire du commerce avec le Canada-Uni, eux autres aussi. Alors on signe un traité de réciprocité. Aujourd’hui, on appellerait ça un traité d’Alena. Les américains peuvent venir pêcher dans les eaux canadiennes et les canadiens peuvent vendre leur bois, leur blé et leur charbon sans qu’on impose une taxe. Et comme pour l’Alena, même si Trump n’est pas encore arrivé, les américains annoncent quelques années plus tard que le traité ne serait pas reconduit. C’est du déjà vu, n’est-ce pas?

 

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Ça ne va jamais bien loin avec les USA

 

 

Qui parle de commerce, parle de chemin de fer. Quand Isaïe s’est marié en 1851, il y avait 100 km de voie ferrée dans le pays. Dix ans plus tard, il y en avait 3 300 km. En 1860, le chemin de fer s’étendait entre York (Toronto) et Montréal et on voulait atteindre Portland dans le Maine. Il faillait donc construire un pont pour traverser le fleuve Saint-Laurent, pont qu’on appellera Victoria. Les éléments en fer étaient fabriqués en Angleterre, évidemment. C’est le prince de Galles, Edward VII, qui inaugure le pont au nom de sa mère, la reine Victoria.  C'était le plus long pont ferroviaire au monde, considéré comme la huitième merveille du monde.

 

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Le chiffre romain en haut du pont correspond à 1897.

C'est l'année du jubilé de la reine Victoria.

Ça fait 60 ans qu'elle est reine, misère de misère.


 

Cette même année, la petite dernière de la famille vient au monde. Après neuf ans de vie conjugale, Isaïe n’a fait que quatre enfants. Le curé du village n’a aucune félicitation à lui faire. Mais que voulez-vous, il préférait s’évader dans le bois.

 

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Pas content, pas content

 

Pendant ses séjours dans les chantiers, à Chute Nairme,  Isaïe fait connaissance de Menaud. C’est un bûcheron de Saint-Aimé-des-Lacs un autre village juste à côté de Sainte-Agnès. Il l’avait déjà remarqué au lac Sainte-Marie. C’est un homme musclé, bronzé, superbe, un homme dans la fleur de l’âge, à la taille élancée et de bonne mine. Son teint est brûlé par les ardeurs du soleil. Il porte la barbe et la moustache. Ses cheveux longs et crépus flottent sur ses épaules.

 

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Menaud

Oui, je sais. Il s'est fait un chignon.

 

 

Lorsqu’Isaïe a commencé sa vie de chantier, il était show-boy et faisait les tâches secondaires au camp des bûcherons. Maintenant,  il est un de ces fameux cooks, ceux qui préparent les repas pour ces énergiques bûcherons comme Menaud. Ce sont des plats lourds et copieux des œufs et du bacon, du gruau à la mélasse, des crêpes de sarrasin au sirop d’érable, de la soupe aux pois, du pain brun, des fèves au lard, de la tourtière, du porc et des patates. Après une longue journée de travail, les gars se réunissent pour le souper dans le camp. Isaïe surveillait toujours l’arrivée de Menaud.

 

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Les portions sont trop petites Isaïe

 

 

Après le souper, les gars jouent aux cartes. Quelques rares bûcherons lisent un livre. Certains vont jusqu’à lire des contes pour ceux qui ne savent pas lire. Isaïe, quant à lui, se limite à leur lire les derniers journaux reçus pendant la semaine et quelques prières avant le coucher. À neuf heures, tout le monde est couché. Il y a beaucoup de fraternité forestière dans les chantiers. Loin de leurs femmes, les bûcherons aimaient les formes de contact émotionnel et même physique, comme le tir au poignet.

 

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Ça se contait des peurs là-dedans

 

 

Menaud est un très bon bûcheron mais ses qualités se décuplent lorsqu’arrive le printemps. Les billots, coupés pendant l’hiver, doivent être guidés dans la rivière pour se rendre au moulin à scie. C’est le travail du draveur et Menaud est passé maître dans cette activité. Chaussé de ses bottes à crampons métalliques, il se tient en équilibre sur les rondins instables en évitant de tomber dans les eaux glacées de la rivière. À l’aide de sa gaffe, il dirige les troncs flottants dans le courant. Il fallait le voir sauter et danser sur les billots, sautant de un à l’autre dans une sorte de ballet de précision. Il est admiré par tous ses compagnons.

 

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Les bottes à crampons et gaffe

 

 

La gaffe, c’est un tourne-bille, inventée par un forgeron du Maine aux États-Unis. C’est une perche de bois d’épinette ou de hêtre qui mesure entre 10 et 14 pieds de long et son extrémité est munie d’un crochet de fer et d’une pointe de fer, laquelle permet de harponner les billots. Les draveurs (du mot anglais drivers) ont toujours cet outil pour aiguiller les billots.

 

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Une belle gaffe

 

 

Isaïe a développé une belle complicité avec Menaud. Il aime l’entendre parler avec fougue de sa bataille pour délivrer ses compatriotes de l'asservissement des Anglais qui se sont emparés de la forêt du pays. Il leur en veut à ces gens qui menacent de développer la terre à des fins commerciales strictement que pour s’enrichir. Pendant la drave, Isaïe ne manquait jamais de quitter la cookerie pour aller porter à manger à son ami un peu plus loin sur la rivière. Il apportait de la soupe aux pois pour eux deux. Il la préparait si bien.

 

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La soupe au pois est servie

 

 

Cette grande amitié entre Isaïe et Menaud a inspiré Félix-Antoine Savard pour l'écriture de son roman intitulé "Menaud, maître-draveur" qu'il a écrit en 1937. Il est considéré comme l'un des chefs-d'oeuvre du roman du terroir québécois.

 

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Bien non, c'est moi qui s'est

inspiré du roman



03/12/2020
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